Une épée de Damoclès, par Kanade-Chizuru (DeviantArt) |
J'ai un ennemi. Il n'est pas humain, il n'est pas palpable, il ne se voit même pas. Mais il est là. Depuis que j'ai 11 ou 12 ans. J'ai une malformation au niveau de la tuyauterie de mon corps. Les clapets qui sont censés empêcher la remontée de mes urines dans mes reins fonctionnent mal. Ainsi, de mes 11-12 ans jusqu'à ma grossesse à l'âge de 23 ans, tous les ans une fois par an, mon épée de Damoclès tombe, tel un couperet. Elle porte un nom barbare. Pyélonéphrite. Derrière ce terme se cachent deux pathologies : la pyélite et la néphrite.
La pyélite est une inflammation aiguë, subaiguë ou chronique des parois du bassinet du rein, le plus souvent d'origine infectieuse. Quant à la néphrite, il s'agit d'une inflammation non bactérienne des reins, en particulier des glomulères (capillaires) et autres vaisseaux sanguins des reins, survenant après une infection streptococcique des voies aériennes supérieures. Des choses pas très drôles, en somme.
Les crises que ces pyélonéphrites m'occasionnaient à l'époque, même si ce n'était qu'une fois par an (et c'était bien assez, vous pouvez me croire), se déclenchaient comme une horloge, systématiquement la nuit. De sorte que je ne dormais pas, trop occupée à me tordre en 1000 jusqu'à trouver une position où la douleur était acceptable. Le matin venu, on faisait venir le médecin, qui me donnait un traitement de cheval pour remédier à ces brûlures si intenses au rein, un coup le gauche, un coup le droit, et qui m'empêchaient de vivre pendant plus d'une semaine. Pendant plus d'une semaine, la fièvre montait et baissait au gré des médicaments, ma tête se métamorphosait en enclume, les courbatures m'empêchaient de poser ne serait-ce qu'une fine couverture sur mon corps la nuit. En somme, j'avais la sensation que j'allais passer l'arme à gauche.
Et pourtant non. A chaque fois j'y ai survécu. Non sans des douleurs atroces. Non sans une bonne semaine de cours à rattraper à l'école. Non sans effriter mes pauvres reins, qui se sont à chaque fois battus vaillamment pour que la crise cesse. L'une d'elles m'a particulièrement marquée. J'avais 22 ans. J'étais au travail, au sein d'une grande entreprise d'assurances pour particuliers et professionnels à la Défense, à côté de Paris. Cette crise-là s'est déclenchée durant la matinée. On a fait venir les pompiers. Une fois aux urgences, on a regardé si je n'étais pas enceinte. Non, c'était une pyélonéphrite, une de plus. On m'a assommée à coup de morphine. Puis, quelques heures plus tard, on m'a laissée partir. Seule. Mon compagnon ne pouvait pas me rejoindre. J'ai ainsi fait la Défense - Saint-Germain-en-Laye en RER, un trajet de plus d'une heure, seule, shootée à la morphine. Je ne me souviens pas comment j'ai réussi à rentrer chez moi ce jour-là. Tout ce dont je me souviens, c'est que dans le RER, j'ai pris mon petit miroir (que j'ai toujours, d'ailleurs) afin de regarder mes yeux. Ils étaient si dilatés que j'ai croisé fort les doigts pour ne pas me faire contrôler pour consommation de stupéfiants. J'ai eu peur sur ce trajet, ce jour-là. Vraiment.
Ce fut mon avant-dernière crise. Sans doute la pire, au vu de la façon dont elle s'est déroulée en son début. J'ai vécu ma grossesse pour ma fille, de décembre 2008 à septembre 2009. Je n'ai fait aucune crise. Mais on m'avait bien prévenue : je risquais d'en refaire une sans m'en rendre compte. De fait, je ne saurai jamais si j'en ai fait une ou non. Toujours est-il que suite à la naissance de ma fille, le 14 septembre 2009, je n'en ai plus jamais eu.
Jusqu'à ce week-end du 12-13 juin 2021. 13 ans après la dernière dont j'ai eu conscience, mon rein droit m'a réveillée ce matin-là, d'une façon dont je me suis immédiatement souvenue. Pyélonéphrite. Ce mot a commencé à tourner dans ma tête alors même que j'ouvrais à peine les yeux. Ce matin-là, c'est avec toutes les difficultés du monde que j'ai quitté le lit, que je me suis habillée, que je suis descendue, que j'ai pris mon café. C'est avec encore davantage de difficultés que je suis allée me laver. Et c'est en pleurant toutes les larmes de mon corps, de douleur, que je suis retournée dans mon lit. Tout est revenu ce matin-là, du rein qui s'enflamme tant qu'il m'a fallu plus d'une heure à souffrir le martyre jusqu'à trouver une position acceptable, de ma température qui a oscillé de 37,2 à 38,6, voire plus encore, de la prise de codéine à celle de Doliprane en priant pour que les horribles courbatures ainsi que le mal de crâne résultant de ma fièvre cessent. J'ai eu la sensation d'être revenue dans le passé, plus de 13 ans en arrière.
Lorsque je passais ces nuits atroces, lorsque je loupais des cours, lorsque j'encourageais le rein attaqué de se battre. J'ai eu le sentiment de ne pas mériter ce qui m'arrivait alors, d'avoir fait ce qu'il fallait la veille en buvant régulièrement parce que nous travaillions au jardin ce jour-là avec 27 degrés et un grand soleil dans le ciel. J'ai eu la sensation de perdre le contrôle, que je ne m'en sortirais pas, tellement ces crises sont horribles à vivre. Je suis passée de claquer des dents avec plus de 25 degrés dans la chambre, à transpirer tellement il faisait chaud. Je n'osais pas me couvrir, de peur que les courbatures soient pires encore. Je priais, comme quand j'étais une adolescente, pour que la codéine puis le Doliprane fassent leur travail. Vite. Je suis redevenue une petite fille ce matin-là, impuissante face à ce qui m'arrivait.
J'ai été avertie à plusieurs reprises, de 2010 à 2020, avec cette pointe de douleur qui déchirait l'un de mes reins de temps en temps, me faisant craindre un retour de cette plaie. Je ne buvais pas assez quand j'étais enfant, mais je bois davantage depuis, aussi je me demandais alors pourquoi ces signaux. Ce jour du 12 juin 2021, j'ai eu ma répondre : mon ennemi juré ne s'est jamais volatilisé, il ne faisait que dormir, attendant la moindre petite occasion de se montrer. C'est ce qui s'est passé ce jour du 12 juin 2021, comme ça, sans prévenir, la bête est sortie de son sommeil.
Pourquoi je raconte tout ça ? Tout simplement par besoin de vider ma tête, de partager pour la première fois l'existence de cette épée de Damoclès qui rôde au-dessus de ma tête depuis plus de 20 ans. J'ai besoin de partager ma frustration. La menace est toujours là, même si j'ai tendance à l'oublier. Et même si ça me tue de l'écrire, en un sens cela fait aussi du bien.
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